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Film streaming Sayat Nova - La couleur de la grenade

  • Sayat Nova – La Couleur de la grenade
  • (Sayat Nova)
  • ArmĂ©nie
  • -
  • 1968
  • RĂ©alisation. SergueĂŻ Paradjanov
  • ScĂ©nario. SergueĂŻ Paradjanov
  • Image. Suren Shakhbazian
  • Costumes. Elena Akhvlediani, Iosif Karalov, Jasmine Sarabian
  • Son. Yuri Sayadyan
  • Montage. Maria Ponomarenko
  • Musique. Tigran Mansurian
  • Producteur(s). Alexander Melik-Sarkisian
  • InterprĂ©tation. Sofiko Chiaureli (le poète adolescent, la bien-aimĂ©e du poète, la nonne Ă  la dentelle blanche, l’Ange de la resurrection, le pantomime), Melkon Alekian (le poète enfant), Vilen Galustian (le poète moine), Georgi Gegechkori (le poète âgĂ©), Hovhannes (Onik) Minsasian (le Roi), Spartak Bagashvili (le père du poète), Medea Japaridze (la mère du poète), Grigori Margarian (le professeur de Sayat Nova)
  • [Consultant architectural] Victor Jorbenadze
    [Direction artistique] Stepan Andranikian, Mikhail Arakelian
  • Distributeur. Capricci Films
  • Date de sortie. 22 avril 2015
  • DurĂ©e. 1h19
  • voir la bande annonce

Charisme et charité, par Pierre Eugène

Sayat Nova – La Couleur de la grenade

Sayat Nova

La ressortie (merci Capricci) du célèbre film de Paradjanov dans une copie numérique restaurée (et de toute beauté) n’est pas qu’une bonne nouvelle, c’est aussi celle que l’on attendait. Sayat Nova fait en effet partie de cette espèce de films qui doit périodiquement faire retour pour raviver une encoche qu’ils ont été seuls à placer. Ces films (sans héritiers autres que leurs spectateurs) appartiennent donc moins aux grandes dates de l’histoire du cinéma qu’aux petites fêtes d’un calendrier perpétuel. leur arrivée sans cesse recommencée agrandit d’un coup l’espace du cinéma présent et reconfigure la vision des films contemporains – comme un excellent danseur transformerait tous les invités d’un bal en cavalières.

Mathieu Macheret, il y a peu, terminait ici un bel article consacré à Mauritz Stiller sur ces mots plein d’esprits. « L’avenir du cinéma, c’est le cinéma muet. » Formule toute réaliste, puisque le cinéma n’est que l’art de faire revenir ce qui a été (même si ce passé a huit mois seulement), le plaisir perpétuel des premières fois sous l’auspice d’un recommencement invisible, où tout apparaît comme parfaitement présent.

Sayat Nova (gardons le titre original, ce nom propre du poète dont Paradjanov désire évoquer la vie) est ce film dont Serge Daney [1] disait qu’il venait de bien avant le cinéma, d’un improbable cinéma du Moyen-Âge qui serait miraculeusement revenu auprès de nous. Une plongée dans le passé, inséparable d’une innocence folle envers la représentation qui, vierge de toute influence, semble s’inventer pour la première fois. Plan après plan (ou scènes après scènes, c’est la même chose), le film accumule une suite de vignettes (dont il serait vain et même grossier de hasarder une description) d’une stupéfiante beauté. brillent à l’écran des objets souvent vus de loin et « mis en scène », très anciens, semblant très précieux, présentés par des personnages affables et muets, eux-mêmes vêtus des plus beaux atours. De l’époque du tournage, du dehors du film, il ne reste rien à l’écran (et fort heureusement, voudrait-on dire, vu comment ce dehors – l’URSS – a persécuté le film et son auteur [2] ) et cette façon magnétique de faire du cinéma restera proportionnée au cadre interne, souverain du film. Mais la très grande singularité de l’art de Paradjanov qu’on aperçoit dans Sayat Nova. ce qui distingue ce film d’autres hapax filmiques (ou cinémas à un exemplaire), c’est son extraordinaire générosité envers le spectateur.

Donner Ă  voir

Jamais un film ne nous aura donné une telle sensation de richesse. Et celle-ci, bien matérielle avant d’être sentimentale. le film ruine à lui seul tous les musées du monde. Les objets montrés sont non seulement superbes et rares, mais magnifiés par la simplicité (très sophistiquée, y compris techniquement) d’un dispositif qui ne vise, in fine. qu’à nous offrir à chaque plan le maximum de beauté sensible. À chaque nouvelle image, une nouvelle offrande, un marché disposé tout entier pour l’œil. Les scènes sont souvent lointaines, jamais en gros plan, déjà installées quand le plan a démarré ; et à chaque fois, c’est une nouvelle combinatoire, une procession de merveilles portées à notre regard et qui nous anoblit. nous spectateurs sommes dignes des plus puissants rois. Le cinéma a souvent étalé un luxe tapageur pour vêtir ses stars, peupler ses plans larges ou détruire ses décors, assimilant le rêve d’être ailleurs (ou d’être un autre) sinon à la violence du gâchis, du moins à un supplément visible qui fonctionnait (et fonctionne encore – par exemple avec les effets spéciaux) comme marque de richesse, mais marque excluante. « vous allez voir ce que vous n’avez pas. »

Or Sayat Nova semble disposer toute cette mise en scène uniquement pour nous donner, par le miracle de la copie cinématographique. l’expérience quasi concrète de ces objets, en les mettant en mouvement et en nous montrant leur manipulation. Il y a quelque chose de bouleversant à sentir confusément que l’on ne désire pas un instant posséder ces objets personnellement ou fréquenter ces êtres légendaires, mais qu’on les veut pour soi dans le film [3] – qui, comme un écrin, est leur place naturelle.

Le film de Paradjanov exacerbe ce « troisième sens [4] » qui fascinait Roland Barthes dans les photogrammes (donc des images immobiles !) d’Ivan le Terrible d’Eisenstein. Un sens qui Ă©chappait Ă  la rationalisation et Ă  l’explication, qu’il se proposait d’appeler le « filmique ». Le dĂ©roulĂ© du film de Paradjanov est proche d’une succession de « poses » et l’on gage que Barthes, qui goĂ»tait peu le cinĂ©ma de la fluiditĂ© aurait apprĂ©ciĂ© et interprĂ©tĂ© au mieux ces poses renouvelĂ©es oĂą brille partout l’« or du signifiant [5] » (autre belle expression barthĂ©sienne).

Sayat Nova. c’est la monnaie vivante. L’œil se doit d’être nu pour l’accueillir. Paradjanov fait l’art des pauvres. Ou du moins un art qui implique qu’on soit le plus pauvre possible – en idées reçues comme en vouloir-saisir – pour en goûter tous les fastes (il y a ici comme un versant chrétien du communisme).

Or l’art des pauvres (depuis longtemps) ce n’est plus le cinéma. c’est la publicité (sous toutes ses formes, y compris déguisées). Cédons à une provocation moins gratuite que soucieuse. Sayat Nova est aussi le génie du cinéma publicitaire, l’aboutissement à la fois éthique et esthétique de son idéologie – à savoir le remplacement de l’objet réel par son double spectaculaire au sein du médium où il est présenté, aussi bien que la constitution de sa valeur aux yeux du spectateur. Paradjanov invente une publicité idéale, débarrassée du souci de vendre quelque chose tant montrer suffit ; une publicité qui raccorde aussi à son sens premier, démocratique. publier, rendre (au) public. Au delà d’une instance de communication ou de propagande. une mise au jour.

C’est la face claire du film, le masque d’or de l’image. Mais, à l’autre bord, il y a ce qu’on entend, ces sons rajoutés qui ne sont pas enregistrés en même temps que les images (postsynchronisés) mais qui s’y prêtent. musiques, chants, quelques répétitions de phrases et des bruits choisis. Le son n’est pas ravissant comme l’image, il donne le là d’une présence réelle, il réalise l’image qui sans lui perdrait corps et basculerait hors de la sphère humaine. Si l’image nous fait plier sous le don, nous écrase de fascination, le son est ce qui nous redonne une conscience. À la fois adresse et vacarme, il équilibre aussi le sens donné pour nous concentrer sur l’expérience sensible plus que sur notre propre volonté de compréhension. Le son est en fait la vraie liturgie. obscure, sourde, pythique, bien plus sérieuse que l’image (qui a parfois de vrais instants de drôlerie) et qui plonge peut-être aussi plus sûrement qu’elle dans le temps (d’avant le cinéma) – en tout cas avec moins de médiation.

On aimerait que Sayat Nova et Paradjanov donnent naissance à d’autres films, et il est étonnant que dans notre société contemporaine où les musées font salle comble, le rétro ne cesse de revenir, le luxe hurle et la publicité nous suit partout, personne n’ait tenté une expérience de cet ordre qui ferait jouer à plein la générosité du médium filmique (la démultipliant, pourquoi pas, en 3D !) à travers des objets précieux ou des êtres très beaux. C’est qu’il faut aussi une sacré dose d’humilité pour réussir à faire de beaux plans et beaucoup moins pour les belles images et les beaux numéros (d’auteur, d’acteur). Certains s’y essaient. on peut penser à Sokourov et l’opulence de son Arche russe (mais le dispositif est un peu trop virtuose) ou les Straub/Huillet avec le cordeau tiré de leur Cézanne ou leur Visite au Louvre (humilité oui, mais il s’agit ici de mettre en rapport lignes intellectuelles et couleurs sensibles, et non de montrer du beau). Cependant, il serait bien intéressant que l’hypothèse publicitaire du monde soit un jour prise au sérieux plutôt qu’avec un mépris vague. Car pendant ce temps, refoulée, elle fait retour par touches dans les films – même les moins soupçonnables. Penser. « l’avenir de la publicité, c’est le cinéma » est peut-être le meilleur moyen de l’exorciser.

  1. [1] On ne saurait trop conseiller au lecteur de se jeter sur le formidable article qu’il consacre au film lors de sa sortie en France en 1982 dans Libération. reproduite dans Cinéjournal et en ligne ici .
  2. [2] Cette biographie filmée du poète arménien Sayat Nova [1712-1795] est en réalité une commande officielle, de 1966. Après quelques reproches sur le scénario, le tournage est autorisé et l’Église prête un grand nombre d’objets. Devant le film, l’organe politique du cinéma arménien (le Goskino) lui reproche ses aspects trop allégoriques, formalistes et religieux, mais autorise la sortie du film en ne réalisant que quelques coupes. Il change le titre en La Couleur de la grenade et remonte le film avec des intertitres plus narratifs. C’est cette version que les français découvrent en 1982 (la version présentée ici est l’originale souhaitée par le cinéaste). Paradjanov est ensuite arrêté à Kiev en 1973, condamné en 1974 à cinq ans de prison pour ses opinions politiques et son homosexualité supposée. Grâce à de nombreux soutiens, il est libéré en 1978, mais reste interdit de tournage. Il retourne un an en prison, de 1982 à 1983. Il réussit à tourner encore deux films en 1985 (La Légende de la forteresse de Souram et Arabesques sur le thème de Pirosmani ), mais ne parvient pas à terminer le tournage entamé en 1989 de son dernier film (autobiographique), Confession. et meurt un an plus tard. (Sources : Erik Bullot, Sayat Nova de Serguei Paradjanov. éd. Yellow Now, 2007 ; dossier de presse)
  3. [3] Serge Daney distinguait de cet manière, lors d’un entretien, les objets dans le film et les objets du film. « Il y a la momie de Psychose au musée du Cinéma et moi je trouve pitoyable l’exhibition de ce pauvre mannequin qui m’a fait tellement peur la première fois que j’ai vu le film de Hitchcock et qui n’existe que sur pellicule et dans le temps de la projection. Tous les vrais cinéphiles sont comme moi, mais ce souvenir-écran du plan de Psychose. il a un gros défaut, il ne génère aucun marché, il est déposé dans la mémoire (ou le discours) de griots comme moi qui s’épuisent à le célébrer. Tandis que la vraie momie, c’est un droit d’entrée, c’est des sous. » (« L’Amour du cinéma », entretien avec Olivier Mongin, Esprit. août-septembre 1992).
  4. [4] Sur une problématique en lien direct avec l’or du signifiant, lire l’article de Barthes, « Le Troisième Sens », publié dans les Cahiers du cinéma n°222, juillet 1970 et reproduit dans les Œuvres Complètes .
  5. [5] Cette expression de Roland Barthes est particulièrement bien expliquée dans son allocution à la soutenance de thèse de Raymonde Carasco. « Vous savez que l’or fait partie de la fête, même celle du couronnement du jeune tzarevitch, d’Eisenstein, qui reçoit sur la tête une pluie d’or… Je dirai qu’on pourrait imager deux monnaies du langage-lexique, du langage lexical. dans la première monnaie, qui est une mauvaise monnaie, le mot est pris, disons, pour de l’argent comptant ; c’est donc que le mot est à ce moment-là monologique, monosémique, philologique, et à mon sens, terroriste ; mais dans une seconde monnaie – il s’agit là d’une économie monétaire très réactionnaire – le mot est de l’or. Le mot est de l’or, c’est l’or du signifiant. L’or du signifiant, c’est-à-dire une matière qui excède la valeur d’échange, qui entre dans le luxe de l’orfèvrerie. Et je pense que vous laissez très souvent aux maîtres-mots de votre texte leur tremblement sémantique et étymologique, je dirai leur rutilance » (texte disponible sur le site personnel de R. Carasco. http://raymonde.carasco.free.fr/Rapport_allocution_de_Roland_Barthes.pdf ).

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